Jusqu’au XVIIIe siècle, la production textile reste l’un des moteurs de l’économie en Occident et la France y occupe une place prépondérante, notamment par sa production de colorants naturels. La teinture, en pièce ou en fil, intégrée aux manufactures royales ou indépendantes de celles-ci, a fait sous Colbert l’objet d’une réglementation stricte, sous le titre d’Instruction générale pour la teinture des laines et manufactures des laine de toutes couleurs, & pour la culture des drogues ou ingrédients qu’on y emploie (1671), véritable manuel de teinture diffusé au XVIIIe siècle dans toute l’Europe sous le titre Le Teinturier parfait.
L’art de la teinture requiert en effet une haute technicité mettant en jeu une large palette de composants naturels augmentée à l’époque moderne par les produits chimiques associés et les matières colorantes développées dans les colonies. Partant de la présentation de « cinq sortes de couleurs simples, matrices ou premières dont toutes les autres dérivent ou sont composées » (art. I), l’Instruction indique les préparations adéquates à certaines couleurs ou certaines étoffes (mordançage, engallage), les tests à maîtriser pour s’assurer de la qualité des teintures (débouillis), les drogues nécessaires (matières colorantes et adjuvants) et enfin les différents procédés de teinture pour obtenir les cinq couleurs que sont le bleu, le rouge, le jaune, le fauve et le noir, ainsi que toutes les couleurs composées et les nuances obtenues à partir de ces cinq couleurs.
Le vocabulaire employé dans l’Instruction générale pour la teinture de 1671, les dénominations des couleurs obtenues, la description des tâches et de leur répartition dans un atelier de teinture permettent d’apprécier la justesse du geste technique. Cette justesse est destinée à écarter les recettes fautives visant à falsifier les couleurs, afin de ne retenir que « la bonté de la couleur », c’est-à-dire « une couleur qui dure dans sa beauté autant que l’étofe sic, & qui se trouvant sallie de bouë sic ou de graisse se peut facilement laver & nettoyer, sans craindre de la tacher, ny sic de lui faire perdre sa couleur » (le terme de « bonté » est aujourd’hui remplacé par celui de solidité, la qualité et le sérieux d’une teinture se mesurant à sa solidité à l’eau et à la lumière). Les usages linguistiques, les procédés décrits tout comme la « division de tout le Corps des Teinturiers en deux, en grand & en bon teint & en petit teint » (art. 67-89) opérée dans l’Instruction générale de 1671 traversent l’Europe teinturière du XVIIIe siècle.
Dans ce contexte particulièrement réglementé, le XVIIIe siècle voit l’entrée puis la montée en puissance dans le champ de la teinture d’acteurs nouveaux, notamment les savants chimistes.
Présente dès 1666 lors de la création de l’Académie royale des sciences, la chimie ne se saisit en effet de l’art de la teinture comme objet d’étude qu’au milieu du XVIIIe siècle, alors que la teinture constitue pour la France un enjeu économique essentiel. Tandis que d’éminents chimistes comme Charles-François de Cisternay Dufay (1698-1739), Jean Hellot (1685-1766) et Pierre-Joseph Macquer (1718-1784), membres de l’Académie royale des sciences et pour la plupart commissaires chargés de la teinture auprès du bureau du Commerce, publient à Paris des ouvrages remarqués (Charles François de Cisternay Dufay, Traité sur les toiles peintes, 1738 ; Jean Hellot, Théorie chimique de la teinture des étoffes, 1740 ; Jean Hellot, L’Art de la teinture des laines, et des étoffes de laine, en grand et petit teint. Avec une instruction sur les débouillis, 1750 ; Pierre Joseph Macquer, L’Art de la teinture en soie, 1759 ; Pierre Joseph Macquer, Méthode pour teindre la soie en plusieurs nuances de rouge vif de cochenille, & autres couleurs, 1769), tandis que les manuels des teinturiers, dont certains semblent connus des commissaires, restent dans leurs archives.
L’expertise scientifique de l’Académie est régulièrement requise, voire des analyses de matières colorantes, et les mémoires présentés sur la teinture sont particulièrement nombreux à partir de 1770 (Lehman, Christine, « L’art de la teinture à l’Académie royale des sciences au XVIIIe siècle », dans Joly, Bernard (dir.), Un siècle de chimie à l’Académie royale des sciences de sa création (1666) à l’arrivée de Lavoisier (1768), Methodos [En ligne], 12 | 2012, mis en ligne le 19 mars 2012 : <http://journals.openedition.org/methodos/2874>, consulté le 3 mai 2019). Les pratiques mêmes des teinturiers des Gobelins voient leurs réalisations passées au crible des vérifications des chimistes, à l’avantage quelquefois des praticiens. En 1777 par exemple, le comte d’Angiviller demande à l’Académie royale des sciences d’expertiser les procédés d’Antoine Quemizet. Teinturier quelquefois désigné comme chimiste mais ne disposant d’aucun diplôme, Quémizet est aux Gobelins l’un des collaborateurs de l’entrepreneur Nielson, tapissier d’origine écossaise directeur des ateliers de basse lisse et de l’atelier de teintures. Les essais sont conduits sous la direction de Macquer de 1777 à 1779 ; dès le 5 mars 1778, un premier rapport est favorable au teinturier :
« […] La plupart des couleurs essentielles étant rendues plus solides par les nouveaux procédés de MM. Neilson et Quemiset qu’elles ne le sont par les anciens, comme on le voit par le résultat de nos épreuves, on peut dire que leur travail est le plus beau, le plus étendu et le plus nécessaire qu’on ait encore fait dans l’art de la teinture. »
