A bien des égards, par l’invention de l’imprimerie et la découverte de l’Amérique notamment, la fin du XVe siècle a élargi les horizons des européens et a vivifié un esprit de découverte dans tous les domaines de la connaissance. Le monde du textile et de la teinture n’a pas fait exception. Certes, le Royaume de France possédait déjà des matières tinctoriales efficaces (la garance en Provence, le pastel dans le Languedoc ou la Gaude dans le Nord, par exemple) et une tradition ancienne dans le domaine (les Gobelins, par exemple, étaient largement reconnus et célébrés), mais ces connaissances furent mises à l’épreuve par de nouvelles recherches et pérégrinations.
Les XVIIe et XVIIIe siècles furent, en effet, marqués par un esprit de curiosité et d’observation sans pareil. Ce mouvement fut tel qu’il dû être organisé puis stimulé par la fondation du Jardin du roi en 1635, devenu le Muséum d’histoire naturelle[1] en 1793. A l’origine jardin de plantes médicinales, le Jardin du Roi fut petit à petit renforcé et ses champs d’études élargis de la botanique à la chimie et à l’anatomie. Buffon, nommé intendant en 1739, en fit un véritable centre de recherche dont l’objectif était de rassembler le plus grand nombre de témoins de la diversité de la nature. Afin de centraliser les découvertes, cette institution rédigea des guides et envoya des voyageurs-naturalistes aux quatre coins du globe afin d’observer, comparer, et documenter les savoirs.
Par le biais des archives rencontrées lors du recensement des sources manuscrites ayant servi à la teinture, ce sont ces voyages, ces découvertes et l’état d’esprit fondamentalement curieux d’une époque que nous allons tenter de vous présenter. Forte de ses deux millions de documents, la bibliothèque du Muséum national d’histoire naturelle de Paris figure parmi les plus importantes collections au monde dans le domaine des sciences naturelles. Elle conserve ainsi des documents, pour certains inédits, relatant les observations de ces scientifiques et nous permettant de comprendre la façon dont les voyages ont pu contribuer au progrès dans le domaine de la teinture.



Parmi ces documents, deux familles peuvent être constituées. D’un côté se trouvent les sommes et comptes-rendus réalisés par les naturalistes renommés siégeant au Jardin du roi. Certes, ceux-ci pouvaient également voyager, à l’image de Bernard de Jussieu qui « a herborisé » sur les côtes espagnoles et portugaises avant de prendre la charge de professeur de botanique. Toutefois, leur mission était surtout celle d’orienter l’attention des voyageurs vers les éléments d’intérêts de leur pays de destination par le biais de questionnaires, puis d’analyser les éléments rapportés afin de les classer à l’échelle de l’ensemble des espèces connues. Le document Ms 2132/II[2], par exemple, conservé au muséum d’histoire naturelle est la copie d’un mémoire envoyé par le voyageur M. Couzier à Bernard de Jussieu. Une note manuscrite au début du mémoire indique au lecteur que ce texte était à l’origine accompagné d’une caisse contenant « 13 drogues » et devait éclairer la manière de les utiliser. Bien que la caisse semble aujourd’hui perdue, ce texte décrit bien des procédés de teinture très précis et rapporte le nom local des plantes rencontrées : feuilles de cacha, racines de chayver, monamaram, semence de tagaravivé et beaucoup d’autres. C’est ici que commence le travail de M. de Jussieu, botaniste du Jardin du roi. Une fois le mémoire recopié afin d’être conservé, celui-ci apporte ses commentaires en notes de bas de page, comme l’ajout de la dénomination latine pour ces végétaux étrangers. L’objectif de ces voyages était donc double. Le document d’origine rédigé par M. Couzier devait précisément relater ce qu’il avait vu : les plantes, les procédés, les connaissances empiriques transmises. La copie de ce mémoire par Jussieu, elle, avait vocation à être conservée afin de garder la trace de ce voyage et des découvertes, actualisées et précisées, qui y avaient été faites.
D’autre part, parallèlement à ces comptes-rendus, se trouvent les lettres, descriptions et récits manuscrits des voyageurs. A la bibliothèque du muséum, par exemple, se trouve une liasse attribuée au capitaine de vaisseau Antoine de Beaulieu rassemblant plusieurs documents sur la teinture : « Une description des procédés indiens de teinture et d’impression sur coton, compilés sur la côté de Coromandel », une « Manière de fabriquer les toiles peintes dans l’Inde, telle que Mr de Beaulieu, capitaine de vaisseau, l’a fait exécuter devant luy à Pondichéry », une « manière de teindre des Chinois » et des « Essais de teinture sur l’écarlatte », datant vraisemblablement de 1731 et 1732[3]. Il est à noter ici que ces documents sont d’une extrême précision. De Beaulieu n’était pourtant pas un botaniste ni un scientifique, puisque celui-ci porte le titre de capitaine de vaisseau. Toutefois ayant pu observer le processus de teinture, les gestes des praticiens, et ayant peut-être été aidé par les documents produits par les scientifiques du Jardin du Roi, la transcription écrite qu’il en donne est très précise.



Toutefois, l’exemple le plus probant de l’apport de ces voyages pour le progrès des techniques de la teinture est celui des lettres envoyées par le père Cœurdoux, missionnaire de la Compagnie de Jésus, au père Du Halde[4]. La Compagnie de Jésus, congrégation catholique masculine dont les membres sont également appelés « Jésuites », a été fondée en 1539 par saint Ignace de Loyola et saint François Xavier. Outre leurs missions classiques, les Jésuites se démarquent par une activité intense d’évangélisation, qui s’est traduite par de nombreux voyages en Europe, en Asie ou encore en Amérique latine.
C’est vers le sud de l’Inde que Gaston-Laurent Cœurdoux (1691-1779) a décidé de se diriger en 1732, après son ordination. Celui-ci, passionné par la linguistique, étudia notamment la langue télougou afin de travailler dans l’Andhra Pradesh. Dans une lettre adressée au père Jean-Baptiste Du Halde, autre jésuite ayant voyagé en Chine, il écrit combien le voyage peut favoriser le progrès dans le domaine des sciences. Selon lui, les techniques des teinturiers indiens seraient d’un grand intérêt pour la production occidentale qui ne parvient pas à atteindre cette qualité dans la vivacité et la ténacité des couleurs. Ainsi, il va décrire différents types de préparation à appliquer sur la toile, la manière d’y poser les couleurs précédemment préparées et enrichir son texte de précisions apportées par les teinturiers indiens. Afin de rendre son texte encore plus utile, celui-ci va effectuer des comparaisons : l’unité de mesure indienne est convertie en livre ou once, il compare la graine de cadou locale à notre noix de galle tout en encourageant les essais avec les deux matières, et détaille la pose des couleurs ou de la cire destinée à protéger les parties déjà teintes lors du bain dans la cuve d’indigo.
Divers par leurs formes mais partageant le même objectif, ces écrits illustrent donc bien l’esprit curieux qui marqua le XVIIIe siècle. Toutefois, si les comptes-rendus des voyageurs naturalistes ont été recopiés par les professeurs du Jardin du Roi, et si les lettres du père Cœurdoux furent publiées dans le volume 26 des Lettres édifiantes et curieuses, écrites des missions étrangères par quelques missionnaires de la compagnie de Jésus en 1743[5], la portée réelle de ces informations sur la pratique des teinturiers reste à explorer.
[1] Yves Laissus, « Les voyageurs naturalistes du Jardin du roi et du Muséum d’histoire naturelle : essai de portrait-robot », Revue d’histoire des sciences, 1981, pp. 259-317, p. 261.
[2] Paris, Bibliothèque centrale – Muséum d’histoire naturelle, Ms 2132/II.
[3] Paris, Bibliothèque centrale – Muséum d’histoire naturelle, Ms 193 (1) J 3874. Numérisation disponible à cette adresse : https://bibliotheques.mnhn.fr/medias/doc/exploitation/IFD/MNHN_MS193_1_2/maniere-de-fabriquer-les-toiles-peintes-dans-l-inde-telle-que-mr-de-beaulieu-capitaine-de-vaisseau-l (consulté le 28/11/2022).
[4] Paris, Bibliothèque centrale – Muséum d’histoire naturelle, Ms 2132/III.
[5] Lettres édifiantes et curieuses, écrites des missions étrangères, par quelques Missionnaires de la Compagnie de Jésus. Volume XXVI. Paris : Le Mercier, 1743. Disponible ici, (consulté le 15/12/2022).